• La dame de pique. Anne Li

    La nuit était déjà bien avancée quand Simone de Bertignac referma son livre- la dame de pique d’Alexandre Pouchkine- regrettant presque de l’avoir si rapidement dévoré. « Bravo Madame la comtesse -s’exclama t-elle tout haut-à bien mal acquis ne profite jamais " Puis elle rajouta en s’esclaffant « Quel benêt quand même cet Hermann, se donner tant de mal pour usurper la combinaison gagnante pour au final se méprendre en confondant l’as et la dame de pique ».

     

    Le vieux Eugène dérangé dans son sommeil sursauta, bougonna quelque peu en jetant un regard ensommeillé à sa femme puis habitué à ses extravagances replongea dans les doux bras de Morphée, sans se hasarder à lui poser la moindre question.

     

    Dans l’obscurité totale de la nuit Simone fût hantée par des souvenirs lointains et ne put trouver le sommeil. Elle aussi comme Anna Fedotovna, avait un jour mis le doigt dans l’engrenage ! Emportée par cette frénésie diabolique du gain, ce besoin compulsif de jouer et de jouer encore, elle avait durant plusieurs années côtoyer l’enfer. Peut être était elle prédestinée à cela! 



    Issue d’une famille bourgeoise, elle avait longtemps vécu avec ses parents près de Vincennes et avait alors baigné très tôt dans cette atmosphère exaltante et quelque peu enivrante du jeu. Son père passionné de courses de chevaux, sans être cependant un joueur invétéré, l’amenait régulièrement le dimanche à l’hippodrome, occasion pour elle d’être un peu seule avec ce père qu’elle voyait si peu en semaine. Elle aimait ce lieu particulier, fascinée déjà par l’excitation qui y régnait, l’ambiance festive et conviviale qui s’y dégageait.


    Ses parents possédaient également une villa au bord de mer à Tourgeville à proximité de Deauville et  y venaient chaque été. Deauville déjà réputée pour sa station balnéaire, son cadre exceptionnel, son casino, ses hôtels, était à l’époque le lieu de villégiature des gens aisés et s’y retrouvait en période estival tout le gratin parisien.


    A la mort de ses parents, dans les années soixante, elle avait  27 ans, la propriété De Deauville lui était revenue. Dans la tradition familiale , Simone avait continué à y venir chaque été, retrouvant là ses souvenirs et son cercle de relations.


    Le casino avait le vent en pourpre. Lieu branché et incontournable pour la jeunesse dorée, elle y retrouvait ses amis et l’ambiance si particulière et exaltante qu’elle aimait tant enfant. Dans ce décor fastueux où tout était conçu pour que la clientèle s’y installe dans la durée, Simone perdit rapidement pied.

    Elle connut tout d’abord, comme beaucoup, l’ivresse des premiers gains quand tout vous réussit puis s’ensuivirent les premières pertes qui vous poussent à aller toujours plus loin pour se refaire jusqu’au jour où, endettée, elle avait fini par sombrer dans le désespoir le plus total.

    Qui sait, emportée dans cette spirale infernale ce qu’elle serait devenue si elle n’avait pas alors rencontré dans ce moment crucial l’homme de sa vie, Eugène de Bertignac, qui à force d’ amour, de persévérance et de patience l’avait aidé  à s’en sortir.


    Cela faisait 52 ans à présent qu’elle partageait sa vie. Ils s’étaient mariés, avaient quitté définitivement les fastes de la vie mondaine pour s’installer à Candes St martin sur les bords de la Loire, petit village paisible, au cœur de la Touraine. La villa de Deauville avait été vendue, ses dettes remboursées. Respectant la promesse faites à son mari, elle n’y retourna jamais.


    Tout ça était bien loin d’elle aujourd’hui, même si de temps à autre, les nuages du passé venaient encore quelque peu troubler son sommeil.


    Au petit matin, refermant la parenthèse de cette nuit agitée, après avoir pris son petit déjeuner, Simone rejoignit son mari dans le jardin. Là encore il ne lui posa pas de questions. Il le connaissait ce regard un peu perdu et se contenta de lui sourire tout en la prenant tendrement par le bras. Retrouvant en un instant cette complicité qu’ils avaient toujours eu, comme à leur habitude, ils se promenèrent longuement dans les allées du parc tout en conversant, s’extasiant devant chaque arbre, chaque fleur, chaque nouvelle bouture …

    La vie reprenait son cours dans cette quiétude qu’ils aimaient tant.

    Anne Li 

     

     


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